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LA TÔLERIE Espace d'art contemporain / Clermont-Ferrand LUCKY STRIKE 19 septembre > 29 novembre 2014 Claire Fontaine (F) Michel François (B) Liam Gillick (GB) Katharina Hohmann (D) Christian Jankowski (D) Gabriel Kuri (ME) Jérôme Leuba (CH) Annika Ström (SW) CURATED BY Karine Vonna Zürcher 1 RÉSISTANCES ET IMPASSES Le propos de cette expo LUCKY STRIKE tourne autour de l'idée du travail, de ce travail emploi qui devient chaque jour plus rare sur le marché. Réelle ou pas, la crise sans fin que nous subissons l'a déjà prouvé : un nouveau système s'est mis en place pour abolir massivement le travail et nos emplois du temps correspondent de moins en moins au temps de l'emploi. Jean Baudrillard avait posé dès 1985 les termes de cette mutation dans son ouvrage Le miroir de la production : "La pensée critique du mode de production ne touche pas au principe de la production. Tous les concepts qui s'y articulent ne décrivent que la généalogie, dialectique et historique, des contenus de production, et laissent intact la production comme forme." Tandis que nombre d'approches critiques du mode de production capitaliste continuent d'idéaliser l'idée même de production, quelques artistes ont choisi d'interroger et le principe et la forme production. Jusqu'à la grève. Hier, avec Gustav Metzger. Aujourd'hui, avec Claire Fontaine. Metzger fut l'un des premiers à militer en faveur de "la grève de l'art" en décidant de cesser de produire des pièces trois ans durant (1977-1980) ou de résister à leur marchandisation. Plus près de nous, le collectif Claire Fontaine invite à la Grève Humaine (ininterrompue) en proposant à tout un chacun d'opposer à la philosophie généralisée du management la présence matérielle de la potentialité : "Partout où elle a lieu la grève humaine déclare la fin de la fiction criminelle de l'équivalence entre l'argent et le temps, l'argent et l'espace, l'argent et la nourriture, l'argent et les corps." Pour entrer dans le propos de cette expo LUCKY STRIKE, le néon Strike de Claire Fontaine fonctionne comme un password, un mot-clé qui invite à la pause. Chacun pourra ensuite s'assoir ou pas sur les chaises sur lesquelles les gardiens de l'expo, a priori en pause ou en grève, ont laissé quelques objets et ou effets personnels : un livre, une veste, un gilet... S'assoir ou pas sur les chaises de Jérôme Leuba (CH) en se posant ou pas toutes les questions d'usage quant au statut de ces chaises-là, leur fonction et leur mode d'emploi : sont-ce des oeuvres ? est-ce encore de l'art ? seraitce ce genre de chose qu'on appelle readymade ? connaissez-vous John M Armleder ? Bref ! S'assoir ou pas pour lire ou survoler le ou les livres — d'André Gorz (Écologica) à Byung-Chul Han (La société de la fatigue), en passant par exemple par Jeremy Rifkin (La fin du travail) — que chacun pourra trouver sur différentes étagères signées Gabriel Kuri (Mexique) ou Annika Ström (Suède)... Cette expo LUCKY STRIKE se présente en effet selon deux hypothèses temporelles : celle de la monstration et celle de la recherche. L'objectif étant de faire du format exposition, non seulement un événement ponctuel mais encore un outil de travail, quelque chose comme une boîte à outils, pour apprendre si possible "à discerner les chances non réalisées qui sommeillent dans les plis et replis du présent (...) à distinguer les contours de cette utopie d'une société tout autre derrière les résistances et les impasses dont est fait le présent, à l'heure où l'obligation d'innover a forcément besoin de miser sur la créativité, de repérer et exploiter de nouveaux gisements de matière grise." Comme feu André Gorz nous y avait invités dès 1997 dans son essai Misères du présent / Richesse du possible... En plus des chaises, étagères et livres déjà dits, chacun pourra trouver aussi dans cette boîte à outils ici plein de diables à roulettes sur lesquels Katharina Hohmann a installé en mode gisant, sous le titre Vehicula, différents instruments de travail genre échelle, escabeau, seau, balai, couverture, serpilière, pot de peinture, etc. ; là une grande vitrine qui permet de feuilleter le grand livre illustré Pourquoi travailler ? de Liam Gillick (UK) sans avoir à tourner les pages ; ailleurs 34 lecteurs de CD en forme en guitare électrique made in China par d'anonymes ouvriers que Christian Jankowski (D) a invité à improviser un solo chacun sous le titre And Your Bird Can Sing ; ailleurs encore le film Loisirs et survie de Michel François (B) dans lequel on découvre ; et enfin les images implosées de la fameuse fin du fameux film Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni que Katharina Hohmann a choisi de projeter sur un mille-feuilles d'écrans à roulettes. Trois fois rien. Juste ce qu'il faut pour que la grève (STRIKE) puisse porter bonheur (LUCKY STRIKE)... Karine Vonna Zürcher 2 ARTISTES Claire Fontaine (F) - Strike, néon, 2009 Le travail de Claire Fontaine vise la transformation de la crise du politique en potentiel d'émancipation du sujet. Considérant que l'art ne peut ni s'opposer à ni subvertir l'ultracapitalisme, il se présente comme un artiste en grève, un sujet readymade, une brêche dans le champ de l'art à partir de laquelle tout devient possible. Michel François (B) - Loisirs et Survie, installation vidéo, 1993-2012 Le film est un objet trouvé. Michel François était là par hasard. Il a filmé ce qu'il a vu, sans intervention. Tout est monté directement au tournage. Mais lorsqu'on observe cette scène a priori banale, on se rend compte qu'elle est insensée, presque épique. Il y a une disproportion énorme entre ce terrain de jeu gigantesque et abandonné, cette mer déchaînée retenue par des murs et cette poignée d'ouvriers qui doit effectuer un travail inefficace, inutile, indéniablement voué à l'échec. C'est un état de distance totale avec le travail, qui laisse percer une part de cruauté et de souffrance sous l’absurdité de la situation. Il y a disproportion totale entre l'outil et la tâche, entre l'intention et la nécessité. L'artiste considère cette situation à la fois pathétique et admirable, sans aucune ironie ni critique de sa part. Il aime ces hommes et respecte beaucoup leur manière d'accomplir cette tâche impossible. C'est une situation réelle, et pourtant on n'est pas dans un registre documentaire, mais bien plus dans l'ordre de l'allégorie ou de la fiction. On peut y voir comme une métaphore de l'artiste : à la fois minoritaire et héroïque. Un geste dérisoire par rapport à l'immensité de la tâche, mais que l'on fait quand même. 3 Katharina Hohmann (D) - Levitation, installation vidéo, 2012 Tout le monde se souvient de la fin de Zabriskie Point, le film réalisé en 1969-70 par Michelangelo Antonioni, un film devenu culte : Daria apprend par la radio la mort de son ami. Elle se rend dans la luxueuse demeure où l'attend son patron. Une villa où tout est beau, high-tech, artificiel. Une villa qui la déprime et qu'elle décide de fuir. Elle imagine alors l'explosion de la villa, une vision dans laquelle sont pulvérisés des tas d'objets qui symbolisent parfaitement la conception domestique de la société libérale : télévision, garde-robe, plats de restauration rapide, tables et autres meubles design, livres... L'artiste projette ces images d'anéantissement sur une série d'écrans de diverses tailles montés sur roulettes. Fragmentées, sous-exposées, pixellisées et volontairement ralenties dix fois par rapport à leur vitesse réelle, les images ainsi montrées par Katharina Hohmann réactivent l'allégorie antonionienne de la désintégration du capitalisme. "Il était important pour moi, souligne l'artiste, de ralentir l'explosion des objets jusqu'à donner l'impression d'une image arrêtée. Ceci pour permettre une lecture de chacun des objets montrés sachant qu'ils sont donnés à voir d'une façon semi-concrète, presque abstraite dans ce contexte en apesanteur". - Vehicula, installation, 2012 Jusqu'où peut aller la mobilité de l'emploi ? Une quarantaine de plateaux à roulettes également appelés "diables" et originellement employés pour transporter de lourdes charges sont ici détournés de leur fonction première. Pour toute charge, ils ne portent plus que des outils de travail ordinaires : seaux, pots de peinture, échelles, escabeaux, miroirs, autres diables, etc. Tout ce bric à brac donne l'impression d'un chantier à l'abandon, stoppé net. Et le jeu de miroirs introduit l'hypothèse d'une multiplication de cette ambiance "fin de chantier"... 4 Christian Jankowski (D) - And Your Bird Can Sing, installation, 2008 Le travail de Christian Jankowski traite de sujets liés à la création et à la représentation artistiques. Avec „And your bird can sing“, il a choisi d'intervenir dans une usine chinoise spécialisée dans la production en série de lecteurs de CD aux formes pop. Jankowski, qui a étudié la musique et joué de la guitare dans un groupe de rock dans les années 80, s'est rendu dans cette usine avec son propre instrument et il a organisé avec les ouvriers le concours du meilleur solo de guitare. Les 34 pièces sonores performées par les participants ont été gravées chacune sur un CD et installées par l'artiste dans des guitares-lecteurs. Chaque ouvrier a choisi la couleur de sa guitare. Jérôme Leuba (CH) - Battlefield #102, installation, 2014 Jérôme Leuba constitue depuis 2004 une série d'oeuvres qui sont toutes de véritables champs de bataille : la série est intitulée "Battlefield", et chaque oeuvre est plus souvent complétée par un sous-titre, comme "lovers", "lost luggage", "gold mine"... "Battlefield" doit donc s'entendre métaphoriquement comme champ de tension et zones de conflit. Quoique le conflictuel ne soit pas non plus pris au sens étroit du terme. Il signifie ce qui désoriente et peut se produire dans certaines situations, avec certaines constellations de lieux, d'objets, de personnes et de groupes humains. Pour Lucky Strike, Jérôme Leuba a conçu Battlefield #102. Interroger, le travail c'est interroger celui du spectateur. Ici le regard est troublé par le statut des objets proposés — des chaises — qui appartiennent à une réalité à la fois potentielle et fonctionnelle. Quelle est la situation à laquelle je suis confronté ? 5 Jérôme Leuba dit aimer développer ces zones ambigües où le statut de l'objet échappe au déterminisme codifié véhiculé par nombre de dispositifs artistiques comme le musée, le mur, le cadre qui orientent et dirigent les regards. Les dispositifs et les lieux d'exposition conditionnent le regard. Jérôme Leuba aime à créer — au sein du musée même — des zones grises d'interprétation, des zones de non-regard afin que le regard puisse justement s'émanciper de cette lecture trop codifiée. "Je ne suis jamais plus actif que lorsque je me questionne sur la nature de l'objet que je vois. A partir de là des jeux de recherches indicielles peuvent commencer. Ils orientent ici le spectateur vers une lecture impliquant la réalité du lieu : des chaises pour de vrais gardiens... vides au moment de leur rencontre. Ici les chaises sont des objets et des instruments de travail liés au lieu, en l'occurrence le centre d'art contemporain. Elles sont donc visibles en tant qu'objet mais a priori invisibles en tant qu'objets d'art. L'absence de gardiens en faisant usage évoque le retrait, la pause voire l'abandon, la désertion... L'outil de travail a été abandonné. Les quatre chaises ici montrées sont les outils d'un art... en suspension. Liam Gillick (GB) - Pourquoi travailler ?, livre, 41 x 29.5 x 2.7 cm Pourquoi travailler ? est un texte philosophique dont le propos est présenté aussi bien matériellement que textuellement. Le texte de Liam Gillick aborde la question de la production du "travailleur du savoir" et jette une lumière fulgurante sur les formes de travail qu'implique aujourd'hui la production culturelle. Athée, nourrissant une prédilection pour l'imagerie laïque, même lorsqu'il creuse l'iconographie médiévale, Liam Gillick a produit ici ce que l'on pourrait considérer comme son propre texte sacré. Son essai sur le travail est né d'une contribution à un colloque, il a ensuite été imprimé sous la forme d'une petite publication give-away, puis mis à disposition gratuitement en anglais sur Internet. Dans l'édition de Three Stars Books, l'essai revêt une forme précieuse. Composé avec la fameuse typo Gillick Helvetica New conçue par l'artiste, le texte est imprimé en typographie sur le très beau papier handmade de Richard de Bas. Agrémenté de plus d'une douzaine d'images en noir et blanc réalisées d'après des estampes, contenu dans un étui de plexiglas orange fluorescent, le livre acquiert pour le coup une forme quasi-sculpturale. Mais le texte de Gillick n'a pas débuté de cette façon. D'abord concept, puis idée exposée oralement, et enfin simple livre d'artiste, il a été transcrit dans la plus "auratique" des formes. En multipliant les manifestations possibles de sa publication, Gillick témoigne de la distance qu'il entretient avec la tyrannie du médium unique. Pourquoi travailler ? est apparu à New York dans le cadre de la série "Quel est le bon travail ?" organisé par le Goethe Institut Wyoming Building sous la houlette de Maria Lind, directrice du programme d'études supérieures du Centre d'études curatoriales du Bard College, et Simon Critchley, docteur en philosophie à la New School. Le texte a été présenté par Gillick en même temps que la contribution du célèbre philosophe italien Gianni Vattimo. Parce que Three Stars Books est une maison d'édition française, parce qu'il apprécie la culture intellectuelle française, Gillick a choisi d'éditer in fine son Pourquoi travailler ? en français. Anglais, familier de la philosophie de William Morris et du mouvement Arts & Crafts, Gillick va et vient entre reproduction artisanale et reproduction mécanique. Citant la gravure sur bois, la première des techniques d'impression, Gillick a choisi des images issues des origines du livre 6 imprimé auxquelles il a donné une continuité avec le livre artisanal et électronique. Certaines de ces images représentent clairement des scènes de "travail". D'autres sont plus difficiles à comprendre et semblent presque arbitraires voire contre-productives. Liam Gillick aurait été inspiré par les écrits de Walter Benjamin, en particulier ceux portant sur sa bibliothèque personnelle et sur les conséquences de la reproduction mécanique. Mais comme l'artiste le dit lui-même, ce collage "lâche" et dissonant de textes et d'images ne peut pas être réduit à une simple discussion sur la relation texte et image. Le sens réel de ces associations traite — selon un point de vue mélancolique — de la vie d'artiste au XXIème siècle, dont la moindre pensée peut être assimilée à du travail, dont chaque voyage en avion peut être consacré à l'élaboration d'une présentation PowerPoint... Dès lors qu'il rencontre succès et notoriété, l'artiste doit faire face à une spirale exponentielle de demandes et d'obligations. C'est lui qui, aujourd'hui, ressent de la manière la plus aigüe le pouvoir de la technologie, l'ubiquité omniprésente et l'élimination de la différence entre sphère privée et sphère publique, entre domicile et bureau... Aussi la décision d'arrêter et de ne pas travailler pourrait être le seul luxe encore hors de portée. Ainsi, le choix même de la forme du livre est ironique pour Gillick, dont les pensées — contenues dans ce précieux volume — contrastent délicieusement avec le caractère très élaboré et parfaitement fini de cette édition limitée. Gabriel Kuri (Mexique) - Soft Wave Bookshelf, étagères, 80 x 25 cm (Onestar éditions) Le design de cette étagère vise à réduire ses trois éléments constitutifs à leur plus simple et minimale expression : une planche en contreplaqué formant une ligne horizontale, une feuille de linoleum tombant selon une ligne organique courbe et une tige en acier formant une ligne verticale pour maintenir les livres sur l'extrémité gauche. Mélangés ensemble selon une grammaire stylistique propre, le design des trois éléments de cette étagère se situe ainsi entre dessin et objet. Annika Ström (Suède) - Bookshelf Monuments Made in France, étagères, 157 x 46,5 x 17 cm 7 En 2010, Annika Ström avait conçu une première série de pièces de mobilier issues de sa fascination pour le porte-manteau, cet élément complexe et compact généralement placé dans le couloir au même titre que le téléphone. Dans les années 70, le porte-manteau proposait ainsi des crochets pour manteaux et chapeaux, un réceptacle pour parapluies, un petit siège, un miroir et une boîte avec un couvercle pour les gants et foulards. Il a même pu faire office de table pour poser le téléphone. Concevoir des étagères avec lumières genre petit vestiaire n'est donc pas la première tentative de l'artiste pour ce qui est de la création d'objets alliant art et design. 8